"Saint Seiya in Love : Ikki et Ludmila"

Chapitre 1 : "Orphelines"


"Ca... ça fonctionne ?"
"Oui. Détendez-vous, ça ira mieux."
"Je vais essayer. Je... Je sais pas par où commencer."
"Présentez-vous. Ensuite, ça viendra tout seul."
"D'accord. Voilà. Mon nom est Ludmila, et je suis l’épouse de Ikki, le chevalier Phénix."


Seigneur, quelle voix peu assurée ! Mais j'ai toujours eu horreur de parler devant un micro. Makoto fait ce qu'il peut pour me mettre à l'aise mais il n'est pas évident de raconter sa vie à un magnétophone !

Lorsque Athéna m'a invitée à venir passer quelques jours au manoir de la Fondation, à Tokyo, avec mes enfants, je ne me doutais pas qu'elle me demanderait de rencontrer Makoto. Celui-ci était un charmant jeune homme, souriant, gentil, qui vouait une admiration sans borne aux chevaliers. Il avait été élevé dans le même orphelinat que Seiya et Miho, et avait découvert l'existence des chevaliers grâce à cette dernière. Il avait assisté au Tournoi Galactique, et avait sympathisé avec Seiya. Désormais, il était journaliste, et travaillait pour la Fondation. Il avait décidé d’écrire un livre sur les Chevaliers, et Athéna ne s'y était pas opposée. En fait, elle l'avait même aidé à rencontrer les chevaliers ou leurs proches.

Makoto avait choisi de décrire ses héros à travers le regard de leurs conjoints. Il avait déjà interviewé Miho et Naty, Junon et Shunrei, et j'étais naturellement la dernière à questionner. Tandis que Saori s'occupait de garder les enfants - Roman et Leo adoraient jouer avec leur cousine Hélène - je passais donc mes journées à raconter ma vie au jeune écrivain, sur la terrasse du Manoir, à l'ombre des grands arbres.

Makoto m'avait demandé de commencer à raconter à partir du moment où j'avais rencontré Ikki, mais j'avais préféré commencer un peu plus tôt, afin de situer le contexte de notre rencontre. C’était en Roumanie, juste avant la révolution.

Aujourd'hui, je me souviens encore de tout ce que je lui ai raconté. Et de tout ce que je n'ai pas dit. Certaines choses sont trop intimes pour être étalées dans un roman, même un très bon.


"Ludmila, tu veux bien m'aider, s'il te plaît ?"
"Oui, bien sûr. Que fais-tu ?"

Alexandja était ma meilleure amie. Nous avions passé toute notre enfance dans un de ces lieux lugubres et horribles que l'Etat appelait "Orphelinats". Les conditions étaient déplorables, mais nous avions toutes deux la chance d'avoir une bonne santé, aussi nous avions pu nous montrer utiles et mériter quelques avantages en nourriture. Nous avions aussi, luxe suprême, une chambre pour nous deux, alors que certains enfants étaient entassés dans des chambres à six voire huit, sur des paillasses qui n'avaient de lit que le nom.

Alexandja et moi avions le même âge, et nous avions été abandonnées au même moment, sans doute par des parents qui n'avaient pas les moyens de nourrir leurs nouveau-nés. Nous avions échoué dans ce lieu sinistre et ne l'avions jamais quitté. Nous avions été élevées ensemble, comme deux soeurs, et étions devenues inséparables.

Nous étions si dissemblables pourtant, qu'on se demandait souvent comment nous pouvions rester toujours ensembles. Alexandja a toujours été plus belle que moi, plus coquette aussi, et elle se débrouillait pour agrémenter sa tenue de quelques détails qui mettaient sa beauté en valeur. Elle n'était pas très grande, mais plutôt mince, elle avait de merveilleux cheveux longs et blonds, que nous passions des heures à peigner en discutant. Son visage était fin, elle avait de grands yeux, et en permanence un sourire enjôleur.

A coté d'elle je faisais office de vilain petit canard. J'ai des cheveux noirs comme le jais, et si épais que je préfère une coupe courte à la garçonne. Mes yeux aussi sont noirs, et comme ma peau est très claire, les gens ont toujours eu l'impression que j'étais livide. Ma silhouette malingre renforçait encore cette impression, même si j'étais pourtant en parfaite santé ! C'était le temps de mon adolescence, et mon apparence s'est tout de même améliorée au fil des ans, au point que Ikki n’arrête pas de me faire des éloges sur ma beauté grandissante ! Ikki a toujours adoré me complimenter.

Intellectuellement, Alexandja et moi étions aussi très différentes. Alexandja était beaucoup plus délurée, très libérée dans ses rapports avec les garçons, tandis que j'étais plutôt timide, d'apparence seulement car j'étais en fait très romantique et attendais le grand amour. Mais Alexandja était aussi très immature, et ne pensait qu'à s'amuser, avec ses "soupirants" - comme elle les appelait - aussi. Elle ne se rendait pas compte qu'elle faisait parfois souffrir les autres par son attitude infantile, tandis que j'en étais parfaitement consciente, mais incapable de lui adresser le moindre reproche. En fait, j'enviais sa liberté.
 
 

Ce jour-là, donc, Alexandja me demanda de l'aider. Elle était en train de fixer maladroitement un petit coeur de tissu rouge sur une salopette noire qu'elle avait l'habitude de porter pour séduire un garçon, car elle mettait ses formes en valeur. Et comme j'étais bien plus douée qu'elle pour les travaux de couture, elle se débrouilla encore pour me donner le travail qu'elle n'arrivait pas à faire. Mais je ne lui en voulais pas.

"Mais comment fais-tu ? Moi, je n'arrive pas à coudre comme ça."
"Tu n'as jamais essayé jusqu'au bout. Tu t'es toujours découragée au bout de trois minutes."
"Je sais." Alexandja se laissa tomber à la renverse sur son lit. Elle n’appréciait pas la critique.

"J'ai fini."
"Déjà ? Ouahh super, c'est exactement ce que je voulais." Puis d'un air coquin "Ca va le faire craquer..."
"Qui vas-tu séduire, cette fois-ci ?"
"Un japonais. Un garçon super. Si tu le voyais... Il est vraiment beau."
"Ah bon ? Et il parle le roumain ? Que vient-il faire ici ?"
"Je sais pas trop. Hier il m'a bousculée sans faire exprès, et je suis tombée dans la boue. Il était rouge de confusion, et moi je l'ai trouvé extra. Je lui ai demandé de m'inviter à dîner pour se faire excuser, et il a accepté. Et il parle seulement anglais. Heureusement que je n'ai pas séché les cours de langue !"
"Et tu crois qu'il va venir ?" Sa crédulité m’étonnait toujours.
"Bien sûr ! Je suis sure que c'est quelqu'un qui tient ses promesses."

Je préférais ne rien dire. Apres tout, elle avait bien le droit de rêver. Dans ce pays, l’espoir était tout ce qui nous restait mais aussi notre plus grande souffrance. Depuis longtemps, j'avais appris à ne compter que sur moi-même.


Alexandja sortit pour rejoindre son rendez-vous, qu'elle voulait amoureux. Je pensais qu'elle serait de retour pour le repas, quand elle se serait rendu compte que le "gentil garçon" lui aurait posé un lapin. Mais elle ne revint pas, et je l'attendis jusqu'à minuit, en lisant des revues insipides, couchée sur mon lit. A minuit passé, je me levais pour tirer les rideaux de la chambre. Par la fenêtre, je vis Alexandja.

Ma chambre était à l’étage, et seule la petite ampoule de ma lampe de chevet était allumée, aussi elle ne me vit pas. Elle était en compagnie d'un jeune homme de notre âge, grand, qu'elle tenait par la main. Je ne pouvais voir son visage dans l’obscurité, mais ses mouvements trahissaient sa nervosité, et il semblait vouloir s’écarter un peu de mon amie. Encore une fois, c'était elle qui séduisait, se moquant de ce que voulait sa pauvre proie. Alexandja parlait, et lui l’écoutait, quand soudain elle se jeta à son cou, et déposa un baiser sur ses lèvres.

Il recula, surpris, mais elle restait agrippée à lui, tentant à nouveau de l'embrasser. Le jeune homme essaya bien de la repousser mais je savais qu'elle ne lâcherait pas prise avant d'avoir obtenu ce qu'elle voulait. Le jeune homme parut le comprendre aussi, à moins que mon amie ne l'ait tout simplement menacé de se coller à lui jusqu'à ce qu'il s’exécute. Il passa ses bras autour de la taille d'Alexandja, pencha lentement la tête, et posa ses lèvres sur les siennes. Je retins ma respiration, comme si moi aussi...

Soudain le jeune homme délaissa les lèvres encore tendues vers lui, et regarda dans ma direction. Je me baissais immédiatement, puis rejoignis en rampant mon lit. Je me sentais confuse. J'avais espionné mon amie, et m'étais comportée en voyeuse. Mais j'avais aussi peur. M'avait-il vue ?

Alexandja entra dans la chambre quelques minutes plus tard, essayant de se coucher silencieusement. J'eus du mal à dormir cette nuit-là.


Deux jours plus tard, Alexandja me présenta son ami. Je ne sais pour quelle raison il était resté avec elle. Je ne le saurais sans doute jamais. Il refuse toujours d'en parler.

La première chose que je remarquais chez lui, c’était ses yeux. Il avait un regard froid et brûlant à la fois. Je ne comprenais pas vraiment ce que je lisais dans ses yeux. Un mélange de colère contenue, de mépris, mais aussi une flamme intense, qui donnait l'impression qu'il voulait à tout prix vivre, et profiter de la vie comme d'un cadeau précieux et très rare. Au premier regard, je sus que cet homme au regard si étrange allait être important pour moi.

Je vis ensuite la petite cicatrice qui marquait le bas de son front, entre les arcades sourcilières. C'était déjà une cicatrice ancienne, et je me demandais comment il avait pu se faire une si vilaine blessure. Néanmoins, cela collait bien avec son apparence, et ajoutait au mystère qui se dégageait de lui. Alexandja fit les présentations, en anglais, afin qu'il comprenne.

"Ludmila, voici mon fiancé, Ikki. Ikki, voici Ludmila ma meilleure amie."

Ikki me tendit la main, et sourit tout en me regardant droit dans les yeux. Il parla d'une voix grave, avec un accent étrange. J'étais moi-même assez bonne en anglais pour le parler pratiquement sans accent.

"Enchanté, Ludmila."

Je serrais sa main, lui retournant son sourire. Il souriait toujours en disant :

"Etrange... Je ne vous aurais pas déjà vue quelque part ?"

J'eus un frisson, mais j'essayais de ne rien faire paraître. Il m'avait sûrement vue les espionner ce soir-là. Sinon, pourquoi cette question ?

"Je... Je ne pense pas, non."
"Vous croyez ? Excusez-moi, alors."

Son regard était limpide, je pouvais y lire ce qu'il voulait bien y faire passer. Il m'avait vue, et savait que je dissimulais. Mais il n'en dirait rien à Alexandja. Cet homme m'intriguait.

"Eh bien, qu'avez vous tous les deux ?" Alexandja sentait que quelque chose qui lui échappait arrivait, et elle n'aimait pas les cachotteries.

"Rien, rien, juste une impression." Ikki lâcha ma main, et Alexandja se précipita pour prendre son bras.

"On va en ville se promener, tu viens avec nous, Ludmila ?"

J'acceptais, me demandant tout de même pourquoi elle me demandait de venir gâcher son après-midi avec son nouveau "fiancé". Elle n'était pas du genre à demander à quelqu'un de tenir la chandelle.

Je compris rapidement, alors que nous visitions notre petite ville. Elle voulait exhiber Ikki, me montrer qu'elle avait encore réussi à séduire un garçon. Je lui en voulus. Chaque fois, c'était encore pire, et elle semblait vouloir me montrer à quel point elle m'était supérieure en séduction. Elle me renforçait dans mon rôle du vilain petit canard.

L'humiliation fut plus grande encore lorsqu'elle me demanda de tenir son cornet de glace tandis qu'elle entraînait Ikki plus loin dans une ruelle, pour se jeter à ses lèvres. Elle savait parfaitement que je pouvais la voir de là où j'étais, et c'était exactement ce qu'elle cherchait. Je n'en pus plus, entrais dans la ruelle, interrompis leur baiser pour tendre sa glace à Alexandja et prétextais une migraine pour pouvoir rentrer.

Je laissais les deux tourtereaux ensemble, et partis. Mais je notais au passage le sourire énigmatique - était-ce de la reconnaissance ou de l'ironie - du bel Ikki.


Du bruit, devant la porte. Je ne sais pour quelle raison mais je sus que c'était Alexandja et Ikki et qu'ils allaient entrer. Je n'avais pas envie d'assister à la parade triomphale de mon amie, aussi je me dissimulais dans mon armoire. Ce n'était pas pour moi un comportement inhabituel, car parfois il vaut mieux ne pas être là quand certains "éducateurs" viennent vous chercher, dans un orphelinat roumain, surtout si vous êtes une fille.

Je m'assis dans un coin du placard, et me figeais. Je pouvais rester ainsi des heures, et limiter les crampes en étirant doucement mes bras et mes jambes. Ma technique était très au point.

J'avais raison et en effet les deux "fiancés" entrèrent dans la chambre. Alexandja constata mon absence, mais ne pensa pas un instant à ma cachette. Peut-être eut-il mieux valu pour elle d'y penser. Elle se mit à chuchoter et je pus comprendre qu'elle demandait à Ikki de faire silence. Je me demandais combien de temps je devrais rester dans ce placard.

Privée de la vision, je mis tous mes efforts à augmenter mon audition. J'entendis les ressorts du lit grincer, tandis qu'ils s'asseyaient dessus. Le silence qui suivit était plus mystérieux. S'embrassaient-ils - encore - ?

Puis j'entendis de faibles "non !" venant de Ikki, me demandant ce qu'il pouvait refuser. Je compris soudain qu'Alexandja avait décidé de profiter de mon absence pour "s'amuser" - je ne trouvais pas alors d'autre mot - avec Ikki.

Ikki disait 'non' mais j'entendis bientôt le bruit de vêtements tombant au sol. Un tintement métallique, sans doute sa boucle de ceinture. Le son caractéristique d'une fermeture éclair. Les ressorts du lit malmenés. Bruits indescriptibles, grincement régulier des ressorts, faibles gémissements. Alexandja soupirait, j'entendais parfois Ikki qui grognait. Grincement plus rapide des ressorts, amplifiant. Des images passaient devant mes yeux, je tentais de boucher mes oreilles mais le bruit était dans ma tête, le grincement plus fort, qui se moquait de moi. Des larmes coulaient de mes yeux, sans que je sache pourquoi. J’ôtais mes mains, pour découvrir qu'ils n'avaient pas fini. Alexandja retenait à peine ses cris, tandis que le lit faisait de plus en plus de bruit. Les grincements étaient si chaotiques... Ikki grogna plus fort, et les ressorts enfin se turent.

Je laissais couler les larmes, je me sentais très mal à l'aise, sale. Malgré moi, mon corps avait répondu au spectacle sonore, et je me sentais brûlante. Je ne pouvais pas bouger de là, mais j'avais pourtant besoin de changer de culotte. Cette situation était atroce.

J'entendis des bruits, que je n'identifiais pas, puis des pas, Alexandja et Ikki parlaient.

"Mais tu peux pas me laisser comme ça."
"Désolé. Je DOIS y aller."
"Mais c'est pas possible, voyons, pas après ce que nous..."
"...ce que nous n'aurions jamais dû faire. C'était une erreur."
"Ce n'était pas agréable ?" Alexandja avait des sanglots dans la voix, mais je savais qu'elle simulait la tristesse.
"Je... si, bien sûr... mais... je ne peux pas..."
"Tu peux pas quoi ? Reste, je t'en prie..."
"Pas aujourd'hui. J'y vais."
"Promets moi... promets moi que tu reviendras demain. Si tu ne le fais pas..."
"Bah, d'accord. Je reviens te voir demain."

La porte s’ouvrit, et il sortit. Puis Alexandja se précipita à sa poursuite, claquant la porte derrière elle. J'étais enfin seule et pus sortir du placard, séchant mes larmes.


"Alors, tu m'as toujours pas dit comment tu le trouvais."

Elle remettait ça. Je commençais à la détester. On aurait dit qu'Alexandja cherchait vraiment à m'humilier.

"Il est... distant. On dirait qu'il cache quelque chose."
"Exactement. Il est mystérieux, et c’est ce que j'aime. J'ai l'impression que j'en découvrirais sur lui toute ma vie."

Quelle idiote ! Elle le connaissait depuis deux jours et elle se voyait déjà passer le restant de sa vie avec lui. Elle qui larguait ses petits amis après deux semaines.

Mais elle avait raison. Ikki était fascinant. Un mélange de franchise et de secret, de tristesse et de colère. Je voulais en savoir plus sur lui.

"Et tu es sure qu'il t'aime ?"

"Bien sûr ! Nous avons fait l'amour."

Je fus incapable de répondre sur le moment. Elle avouait cela si facilement ! Et en plus, elle ne se rendait pas compte de la stupidité de ses paroles. Comme si l'acte sexuel était la preuve ultime de l'amour. Ikki l'avait désirée, soit, mais de là à l'aimer...

"Et..." je ne voulais pas la brusquer, et choisis mes mots "et tu crois que c'est une preuve ?"
"Oui, pour sûr ! Comment aurait-il pu me faire l'amour s'il ne m'aimait pas ?"

'Lui faire' l'amour ? C'était plutôt elle qui avait pris les devants ! Elle lui avait sauté dessus, et il s'était laissé faire ! Mais je ne pouvais rien dire. Elle m’exaspérait de plus en plus. Je décidais de clore la discussion.

"Eh bien ! Je te souhaite tout le bonheur du monde avec lui, Alexandja. Tu veux lui demander le mariage ?"
"Oui, dès demain."
 

Le lendemain, Ikki ne vint pas.


Ikki disparut totalement pendant deux mois. Au début, Alexandja pestait, râlait après lui, le maudissant parce qu'il l'avait abandonnée "après avoir abusé d'elle" disait-elle. Puis elle finit par l'oublier, comme elle avait oublié les autres. Mais elle en resta vexée, car c'était la première fois qu'elle se faisait larguer comme cela.

Quant à moi, ce fut... comment dire ? Ce fut étrange. Je fus surprise au début que Ikki ne vienne pas, car il avait l'air sérieux. Puis, devant la réaction de mon amie, je fus choquée. Elle n'avait pas le droit de l'oublier comme ça ! Je m'interrogeais sur les raisons de son départ, je cherchais des réponses à des questions qui ne me concernaient pas. Puis je réalisais que je pensais à lui plus que je ne devrais. Pourquoi ?

Je n'eus pas le temps de trouver la réponse, car Ikki revint deux mois exactement après son départ. Je le vis un matin, en me levant, par la fenêtre. Il était adossé à un arbre, les bras croisés, regardant le sol, perdu dans ses pensées. J'ouvris la fenêtre pour l'appeler, mais il avait déjà levé la tête et me regarda en souriant. J'en fus très heureuse. Au fond de moi, une voix disait "Ikki est revenu ! Il est revenu !" mais une autre se demandait "pour qui ?"


Chapitre 2 : "Devant le char"


"Ikki ! "

Alexandja se jeta dans ses bras, comme si elle venait de le quitter la veille. Ikki la gratifia d'un simple "bonjour" que je trouvais un peu sec de la part de quelqu'un qui avait disparu si longtemps sans donner signe de vie. Je lui fis comprendre, en le saluant d'une manière glaciale, que je désapprouvais sa conduite.

Ikki nous expliqua qu'il n'avait pas eu le temps - mais je pense plutôt qu'il n'avait pas eu le courage - de nous expliquer qu'il devait partir pour la Grèce ce jour-là, dans le cadre de son travail. Quel était ce travail, il nous fut impossible de le lui faire dire, ni pourquoi son départ était si impératif. Puis il rassura Alexandja qui lui demandait s'il devait ainsi souvent s'absenter. Ils étaient cinq à prendre ce poste à tour de rôle, pour deux mois consécutifs, aussi il était tranquille pour huit mois. Je me demandais quel pouvait être ce poste. Gardien de phare, peut-être ?
 
 

Le soir, pour se faire pardonner, Ikki nous invita au restaurant. Je n'avais pas aussi bien mangé depuis des années, et cette soirée fut un enchantement. Je trouvais Ikki légèrement changé. Il était plus bavard, plus détendu. Mais en même temps, il ne semblait pas beaucoup plus proche d'Alexandja, et cherchait du regard mon soutien chaque fois qu'elle exigeait de lui une marque d'affection ou se lançait elle-même à son cou. Ikki ne semblait pas beaucoup aimer ces débordements, il était clair qu'il était peu démonstratif, mais Alexandja ne s'en rendait même pas compte, et de toutes façons ne modifiait jamais son comportement en fonction du caractère de ses petits amis.

La soirée passa fort vite, et nous rentrâmes à l'orphelinat, escortées par Ikki. Alexandja voulut passer par un raccourci, dans les innombrables petites ruelles typiques des villes roumaines anciennes qui avaient échappé à la restructuration d'Etat. Mal nous en prit.

Trois gaillards plutôt costauds apparurent surgissant de l'ombre, au détour d'une ruelle. Alexandja s’agrippa au bras de Ikki, tandis que je me rapprochais de lui, pas rassurée du tout. Un des voyous sortit un couteau, et Ikki se mit à sourire. Il fit lâcher prise à Alexandja et s’avança tranquillement vers les voyous. Il était si sûr de lui qu'ils hésitèrent, mais le type au couteau s’élança pour lui porter un coup. Alexandja hurla.

Mais il se passa quelque chose d'extraordinaire. Ikki saisit la lame entre ses doigts, et arrêta le voyou sur place, comme s'il s'était agi d'un petit enfant. Puis il lui décocha une gifle du revers de la main, qui l'envoya valser tête la première dans un tas de poubelles. Un vol plané de trois mètres. Les deux autres, furieux, se jetèrent sur Ikki mais en trois mouvements, il leur régla leur compte et les envoya eux aussi dans les ordures.

Puis il se tourna vers nous, nous dit "suivez-moi !" et nous prenant chacune par la main, nous tira dans le dédale, apparemment sûr de la direction à suivre. En effet nous sortîmes assez vite des petites ruelles pour nous retrouver sur une chaussée plus fréquentée.

Nous rentrâmes sans autre encombre à l'orphelinat, et Ikki nous souhaita une bonne nuit. Alexandja était excitée comme une puce devant la démonstration de force de son "chéri" et elle parla si longtemps qu'elle m’empêcha de dormir.

Mais autre chose m'en empêchait. Alexandja ne l'avait pas remarqué, mais il me semblait avoir vu une lueur entourer Ikki tandis qu'il se débarrassait des voyous. Comme s'il brillait de l’intérieur.


Le lendemain, Alexandja fut chargée de faire les courses d'appoint pour l’équipe d'encadrement de l'orphelinat. Elle allait donc passer des heures dans les files d'attente, et je ne la verrais sans doute pas de la journée. Apres avoir fini le nettoyage des chambres des petits, ma corvée du matin, je pus prendre un peu de repos. De ma fenêtre, je vis Ikki qui attendait, adossé au même arbre. Je descendis le voir.

"Ikki ? Eh bien, tu ne fais rien de tes journées ?"
"A part mon boulot saisonnier ? Non. En fait, je passe ma vie sur les routes. Mais j'ai besoin de m’arrêter de temps en temps."
"Tu voyages beaucoup, non ? Combien as-tu vu de pays ?"
"Beaucoup. Mais la Roumanie me plaît. Il y a une atmosphère étrange qui m'attire."
"Ah bon ? Quelle atmosphère ?"

Ikki réfléchit un instant, semblant chercher le mot adéquat.

"La violence."

Je fus choquée. Violence ? En Roumanie ? Notre pays était certes un peu troublé depuis quelques temps, mais les gens n’étaient pas plus violents qu'ailleurs. Bien sur, nous avions des légendes terribles connues à travers le monde, comme celle de Vlad Drakul l’Empaleur, mais à part ces histoires folkloriques, nous n’étions pas un peuple sanguinaire.

"Que veux-tu dire ?"
"Tu ne le sens pas ? Ce pays est en train d'exploser. Lentement. Mais sûrement. Bientôt, les gens se battront dans la rue. Bientôt il y aura des morts. C'est dans l'air, je peux sentir la mort qui nous entoure, elle attend son heure."

Ikki me dit tout cela en me regardant dans les yeux. Ce n'était pas le regard d'un fou, mais de quelqu'un qui savait parfaitement ce qu'il disait. Il était si sûr de lui qu'il me fit peur. Comment pouvait-il sentir cela ?

"C'est... c'est absurde. Tu dis ça comme si tu savais ce qui va arriver. Et c'est si lugubre..." Je réprimais un frisson. Ikki parut soudain réaliser la gravité de ses paroles.

"Je.. pardon de t'avoir fait peur."
"Mais... comment peux-tu rester ici, si tu sens ces choses ? Pourquoi ne pas t'enfuir ?"
"Je te l'ai dit. Je suis attiré par la violence. Elle fait partie de moi, et je vais là où elle est. J'ai déjà vu tant d'horreurs..."

Il ne finit pas sa phrase, et je compris alors, en le regardant, pourquoi son regard me troublait. Ce n'était pas celui d'un adolescent, ni même d'un jeune homme. C'était celui d'un vétéran de milliers de batailles, d'un homme qui avait vu tant de morts, tant de scènes horribles que son regard était celui, endurci, d'un homme mûr.

Oui, Ikki était plus vieux que son âge réel. Ikki avait déjà vécu la violence de plusieurs vies normales. J’éprouvais soudain de la pitié pour lui, mais je savais qu'il ne la réclamait pas. Il acceptait sa nature, et je devais l’accepter aussi. Mais je ne pouvais m’empêcher de penser qu'il était dommage de se résigner ainsi à suivre la mort. Par nature, j'étais plutôt positive, bien que méfiante envers la nature humaine. Mais cela était dû à ma propre expérience.

"Ikki... je... je voudrais que tu nous préviennes, Alexandja et moi, quand ces choses que tu sens vont arriver. Je ne veux pas mourir ici. Je veux vivre longtemps, et avoir droit au bonheur. Je suis orpheline, je n'ai jamais connu la joie d'une vraie famille, et je..."
"Je sais. Je suis orphelin moi aussi. Et tout comme toi, je connais la valeur de l’amitié. Et je suis aussi peu démonstratif. Je te comprends bien, Ludmila, plus que tu ne crois. Nous nous ressemblons beaucoup. Ne t'en fais pas, je resterais ici pour vous protéger, quoi qu'il arrive."

"Ikki..."

Je ne pouvais me détacher de son regard. Je ressentis pour la première fois sa vraie personnalité, cachée derrière les masques de fausse joie et de trop grande gravité qu'il présentait tour à tour. Il était quelqu'un de solitaire, mais il avait aussi besoin de présence près de lui. En cet instant, j'étais cette présence. Cet instant fut celui de Ikki et le mien. Je ne sais s'il aurait été celui de Ikki et Alexandja si j'avais été envoyée faire les courses. Mais cet instant était le plus important de notre vie.

"Ikki... je..." Je n'avais jamais envisagé ces mots, mais ils étaient pourtant là, bloqués dans ma gorge par une boule d'angoisse. Une part de mon être voulait les dire, mais une autre part s'y opposait. Je ne parvins pas à les former, mais Ikki les comprit.

Il prit mon menton entre ses doigts, et releva mon visage vers lui. Il se pencha sur moi, je fermais les yeux, et je sentis ses lèvres sur les miennes. Ce fut tout. Juste un doux et chaste baiser, le simple et bref contact de nos lèvres. Mais il y avait plus d’émotion dans ce geste qu'il n'y en avait eu entre Alexandja et lui dans le lit.

Je rouvris les yeux et Ikki avait disparu. Je retournais à l'orphelinat, consciente que désormais Alexandja et moi étions rivales.


"Quoi ? Tu veux quitter l'orphelinat ?"

Alexandja ne comprenait pas mes raisons, mais je ne pouvais lui avouer qu'il m'était désormais impossible de vivre normalement près d'elle. Je devais m’éloigner, et nous verrions alors laquelle Ikki choisirait. J'étais décidée à l'attirer à moi, même si Alexandja devait en pâtir. Ikki ne pouvait pas rester avec elle, il en souffrirait. Alexandja, elle, accepterait la séparation, et se trouverait un nouvel amour. Mais Ikki était plus fragile qu'il ne le paraissait, et je voulais le préserver de l'amour destructeur de ma meilleure amie.

"Oui. J'ai trouvé un groupe de volontaires occidentaux qui viennent en aide aux plus démunis. Je veux les aider."
"Mais... et l'orphelinat ?"
"Ils peuvent se passer de moi. De toutes façons, je n'avais pas l'intention d'y passer ma vie."
"Alors... on se sépare ?"

C'était la première fois que nous ne serions plus ensembles. Alexandja n'avait pas encore compris mes raisons, et c'était mieux ainsi.

"C'est... c'est rien. On se verra souvent, quand même. Et puis rien ne dit que je reviendrai pas ici... plus tard." Quand je t'aurais pris Ikki ? Mais serons-nous alors encore amies ? Seigneur ! Que cette situation est pénible !

"Bon... " Alexandja m'adressa un sourire force. "De toutes façons, tu changeras pas d'avis, hein ?"

Je me jetais dans ses bras en pleurant.
 
 

"Ikki ?"

J'étais surprise de le voir là. Plus encore car j'étais désormais dans la capitale, où la situation devenait tendue, et où nous serions plus utiles. Et ce matin-là, Ikki apparut devant moi, alors que je n'avais même pas prévenu Alexandja de ma destination.

"Comment m'as-tu trouvée ?"
"J'ai suivi le groupe. Tu ne devrais pas être ici. Ca va devenir dangereux."
"Ils ont besoin de moi ici. Et plus encore si ça devient dangereux."
"Je vois. Je vais rester pour t'aider, alors."
"Et Alexandja ?"
"Elle ne risque rien, elle."

Ce n'était pas pour m'aider qu'il restait, mais pour me protéger. Donc il tenait à moi suffisamment pour risquer sa vie. Je le présentais au chef du groupe, qui accepta son aide immédiatement. La situation empirait de minute en minute, et toutes les bonnes volontés étaient les bienvenues.

C'est ainsi que Ikki et moi nous trouvâmes au coeur de la révolution roumaine.


La Maison de la Radio et de la Télévision se trouvait non loin de l'immeuble où nous avions installé notre QG. En fait nous avions choisi cet immeuble pour cela, car l’équipe avait besoin de communiquer avec le bureau central à Londres et seule la Maison de la Radio disposait des moyens de communications qui nous étaient nécessaires. Mais bientôt ce bâtiment devint le centre des affrontements.

La révolution était en marche. Elle survint soudainement, et tout ne fut plus que chaos. Je garde un souvenir confus de cette époque, j'étais prise au coeur de cette tourmente et ne pouvais analyser clairement la situation. J'appris plus tard que la révolution roumaine faisait partie d'un grand soulèvement qui avait renversé la plupart des régimes d'Europe de l'Est. Mais Ikki m'a expliqué les véritables raisons de ces soulèvements.

Il avait deviné que les pays de l'Est se soulèveraient lorsque le peuple en aurait assez des conditions de vie qu'il menait. La dégradation du pouvoir d'achat, commun à tous les pays du bloc de l'est venait en fait d'une rupture de moyens financiers que possédaient en commun tous ces pays : le Sanctuaire. Lorsque Saga avait pris place en tant que Pope au Sanctuaire, il s'était arrangé pour nouer des contacts politiques avec tous les régimes "forts" du monde, et surtout contribuer financièrement à leur maintien. Ainsi il s'attachait définitivement leur soutien. Au pire, si ces pays le trahissait, il leur coupait les vivres, les plongeant dans le chaos.

La mort de Saga et la reprise en main du Sanctuaire par Athéna avait stoppé cette aide et la répercussion sur l’économie de ces pays avait été très forte. Les pays de l'est, déjà en plein bouleversement politique, avaient été les premiers à céder. Mais dans les années qui suivirent, de nombreuses faillites de pays entiers, des crises économiques et des crashs boursiers survinrent, dus en partie aux actes de Saga. Le monde entier dut subir et subira encore les conséquences de sa folie pendant des décennies.

Lorsque le soulèvement fut à son apogée, l’armée entra en action, et les chars envahirent les rues de Bucarest. Ce fut au cours d'une de ces nuits de terreur que le destin de Ikki et le mien se rejoignirent.
 
 

Je ne me souviens pas pourquoi je me suis retrouvée dehors à ce moment là. Tout était sombre, c’était la nuit et les lumières étaient presque toutes éteintes, il y avait de la fumée, des gens hurlaient. Les chars avaient pris position autour de la Maison de la Radio, et j'avais entendu dire que des gens avaient été écrasés sous les chenilles. Je courrais pour rejoindre l'immeuble, essayant autant que possible de longer les murs, mais il y avait du monde qui courrait en sens inverse. Je serrais contre moi un paquet dont je ne me rappelle plus le contenu. C'était sans doute important.

Soudain, je fus bousculée et tombais sur la chaussée. Je me retournais en entendant un bruit sourd et vis avec horreur un char foncer à toute allure droit devant lui, prêt à écraser tout ce qui se trouvait sur son passage, c'est à dire moi.

Un éclair de feu surgit soudain et Ikki fut devant moi à l'instant où le char allait me rejoindre. Sous mon regard éberlué, il stoppa net le char d'une seule main ! L’arrière de la machine se souleva sous le choc, avant de retomber lourdement. Puis Ikki se tourna vers moi, me saisit sous son bras, et l’instant d’après, nous étions en sécurité dans une petite ruelle. Au bruit, j'entendis que nous étions à plusieurs centaines de mètres de l'endroit des combats. Je ne comprenais plus rien.

"Ne bouge pas, je reviens tout de suite." me dit Ikki, se retournant comme pour rejoindre le centre ville.
"Non !" Je hurlais malgré moi. "Ne me laisse pas..." dis-je d'une voix faible. Je tremblais. Je venais d’échapper à la mort d'une manière miraculeuse et je tremblais seulement maintenant de terreur.

Ikki ouvrit de grands yeux, surpris. Puis son regard se radoucit et il vint vers moi. Nous nous assîmes, son bras entourait mes épaules, et je posais ma tête contre lui, laissant les larmes couler.

"Vas-y, pleure. Ca te fera du bien."
"Ikki... qui es-tu à la fin ? Comment tu as pu arrêter ce char ? Et les voyous, l'autre fois ? Je t'ai vu briller."
"Ca devait bien finir par arriver. Je te promets de te raconter tout ça quand tu seras en sécurité."
"Ne le suis-je pas en ce moment ?"

Ikki eut un geste de surprise. Il hésita un instant. Puis il parla. Longtemps. Il me raconta tout : les chevaliers, son frère, Athéna, les guerres saintes, le passage aux Enfers. Il me montra son cosmos sous forme d'une petite bille de lumière au creux de sa main.

Il ne parla pas d'Esmeralda. Je n'appris son existence que plus tard. C'était un aspect de lui qu'il ne pouvait dévoiler si facilement. Mais il parla de tant de choses ce soir là.

Je crois que Ikki avait cherché, au cours de ses errances, quelqu'un qui serait capable de l’écouter, sans rien dire. Depuis des années, il avait laissé s'accumuler en lui toute sa tristesse, tous ses sentiments, s'interdisant d'en parler à quiconque, mais il ne pouvait garder tout cela plus longtemps pour lui. La chance - ou le destin - fit que je fus l'oreille dont il avait besoin.

Quand il eut fini, il réalisa que je le regardais, et que j'avais cessé de trembler. Ma peur avait disparu, seule restait la confiance absolue que j'avais désormais en lui. Il m'avait tout dit, m'avait fait confiance, et je pouvais à mon tour me reposer sur lui, mettre ma vie entre ses mains, ce que je n’avais jamais fait avec quiconque auparavant. Il pouvait me demander ce qu'il voulait, je le ferais sans hésitation.

Le silence qui suivit dura des siècles ou un instant. Les mots étaient inutiles, et nous voyions chacun l'âme de l'autre dans ses yeux. Ikki finit enfin par sourire, et me tendit la main. Je la pris, et nous nous levâmes. Puis il fractura la porte de service d'un immeuble de cette petite ruelle, et nus entrâmes. La porte se referma sur nous, et sur notre première nuit.

Autour de nous c'était la guerre et la violence, mais au coeur des rues de Bucarest, dans un immeuble désert, cette nuit là, un couple nouveau faisait l'amour.


Chapitre 3 : "Soeurs ennemies"


Nous quittâmes Bucarest le lendemain, et retournâmes à mon orphelinat. Je redoutais cet instant, car j'allais devoir affronter ma meilleure amie, et lui annoncer que je lui volais son fiancé. Mais Ikki était avec moi, et je pouvais malgré tout endurer cette épreuve.

Quand Alexandja nous vit arriver main dans la main, elle comprit immédiatement. Rouge de colère elle vint vers nous et s’arrêta à quelques mètres. Ses yeux s'emplissaient de larmes. J'eus moi aussi envie de pleurer.

"Lu... Ludmila ! Comment peux-tu me faire ça ? Et toi Ikki, tu disais m'aimer !"
"Faux" répondit Ikki. Je levais les yeux vers lui. Il était si froid dans son attitude que je réprimais un frisson. Il pouvait être si aimant mais aussi si dur avec les autres.

"Co... Comment ?"
"Je ne t'ai jamais dit que je t'aimais. C'est toi qui l'as répété tout le temps."
"Mais... Mais tu m'as fait l'amour !!"
"Et tu t'es rendu compte que ce n'était pas la première fois pour moi. Ni pour toi d'ailleurs. Et je te rappelle que c'est toi qui m'as sauté dessus. Je n'ai eu que la faiblesse d'accepter."

"T'es vraiment un salaud, Ikki ! Et tu es encore pire, Ludmila !"
Alexandja tourna les talons et s'enfuit vers la bâtisse. Elle allait s'enfermer dans sa chambre - dans notre chambre - et pleurer. Je devais essayer de la consoler mais cela ne ferait qu’attiser sa colère.

"Ikki... Je dois l'aider."
"Je comprends. Excuse-moi, je n'ai pas été tendre avec elle."
"Non, tu avais raison. C'est elle qui s'est bercée d'illusions."

Je quittais Ikki et rentrais à mon tour dans le bâtiment. Je gravis lentement les marches, me demandant ce que pourrais lui dire, et m’arrêtais devant ma porte. Elle ne l'avait pas verrouillée, aussi j'entrais puis hurlais.

Alexandja était étendue sur son lit, ses bras pendant jusqu'au sol. Des entailles à ses poignets, le sang giclait à grands bouillons, maculant le sol. Elle n'avait pas encore perdu conscience, et me regardait, ses yeux emplis de colère. Je fus incapable de bouger pendant un instant.

Je voulus me retourner pour aller chercher du secours, mais Ikki était déjà là. Il se précipita sur elle, déchira un bout des draps pour faire des garrots, puis la souleva. Elle marmonnait "Ikki... tu es venu" tandis qu'il la transportait sans rien dire. Je gênais le passage à l’entrée de ma chambre, et il me bouscula pour passer. Il descendit les marches sans jeter un regard vers moi.

Je restais seule dans la chambre, regardant fixement la flaque rouge au pied du lit.


Alexandja était hors de danger. Ikki l'avait amenée en bas et immédiatement des aides soignantes étaient venues l'aider. Ikki était resté avec elle tout le temps tandis qu'on la soignait. Elle n'avait pas eu le temps de perdre suffisamment de sang pour être réellement en danger de mort, mais la frayeur avait été grande tout de même. Pendant ce temps, j’épongeais le sang dans ma chambre.

Je mangeais seule ce soir-là, Ikki ayant tenu à rester près d'Alexandja. Il semblait vraiment inquiet, et je me demandais s'il n'avait pas de sentiments pour elle. Je restais seule dans ma chambre cette nuit-là, m’inquiétant pour mon amie, me demandant pourquoi Ikki avait si subitement changé d'attitude. Je repensais à la nuit précédente, ce délicieux moment passé avec Ikki, et me demandais si il y aurait d'autres nuits comme celle-là. En cet instant, cela me semblait si loin.

Le lendemain, je trouvais Ikki seul, debout, adossé contre son arbre, en face de ma fenêtre. Je descendis le voir.

"Ikki... est-ce que Alexandja... ?"
"Elle s'en sortira. Ludmila, je dois te parler."

Son air sérieux me faisait peur. Il était plus froid, il gardait ses bras croisés sur sa poitrine, ne fit aucun geste vers moi, maintenant ses distances. Il s’était fermé.

"Ludmila, je vais partir... et ne jamais revenir."
"Mais... mais pourquoi ?"
"A cause de ton amie. A cause de moi, elle s'est presque tuée. Je... je ne peux pas l'accepter."

Une hésitation. Je devais en savoir plus, c'était ma seule chance de le garder.

"Pourquoi ? Tu te sens coupable ? Mais pas à cause d'elle, tu as été si froid avec elle hier."
"Ca ne te regarde pas. C'est... déjà une histoire ancienne. Mais je ne veux plus voir une fille mourir à cause de moi. Je ne peux pas rester près de toi."

Une histoire ancienne ? Une fille morte ? Il ressassait le passé, mais moi, j'étais son avenir !

"Pourquoi ? Il va m'arriver malheur ? Je ne t'ai pas attendu pour ça, tu sais ! Comment crois-tu que soit la vie dans un orphelinat roumain ? Tu as vu notre pays. Il va m'arriver malheur, oui, mais uniquement si tu pars, si tu refuses de me protéger !"
"Si ce n'est que ça, je te dépose où tu veux. Mais je refuse que tu me suives ensuite."
"Idiot ! Tu crois qu'en restant seul, tu éviteras des problèmes aux autres ? Tu crois que tu portes malheur, peut-être ?"
"C'est exactement ça."
"Et ton frère ? Tu m'as dit que tu l'avais sauvé plusieurs fois. Tu lui portes malheur à lui aussi ? Et Athéna ?"
"Je ne les aide qu'en temps de guerre..."
"Ici, c'est la guerre, et j'ai besoin de toi."

Ikki soupira.

"Tu veux être protégée ? D'accord. A ma manière, je te protégerai. Je te surveillerai de loin, et j'interviendrai quand tu seras en danger."
"Tu es vraiment bouché. Je suis en danger quand tu n'es pas là. Je risque la dépression à tout moment. J'ai peur de ne jamais te revoir, je manque devenir folle. Tu n'as pas encore compris ? Je t'aime, Ikki, de tout mon coeur. Je veux vivre près de toi toute ma vie, je veux te rendre heureux, je veux être celle qui te fera oublier tes épreuves. Et je veux que tu fasses la même chose pour moi."

Ikki me regarda, étonné. Sans doute jamais on ne lui avait présenté cela comme ça.

"Tu seras toujours en danger près de moi."
"Je m'en moque."
"Tu pourrais être prise en otage, ou tuée, pour m'atteindre."
"Et tu ne me sauverais pas ?"
"Tu... tu devras vivre dans un lieu inconfortable. Je suis plutôt rustre."
"Je changerai ça. Tu te plairas en Roumanie."

Il m'affrontait, les yeux dans les yeux. Je n'abandonnerais pas.

"Je... j'aurais peut être à choisir entre Athéna et toi."
"Tu feras ce que tu devras. Je ne te demande pas de faillir à ton devoir. Juste de penser un peu à toi. Et à moi."

Il hésita encore plus.

"Tu apprendras le japonais."
"Je ne demande que ça."
"Tu... tu sais que t'es chiante !" dit-il en s'approchant, sourcils froncés.
"Et toi, tu es vraiment borné. On fait la paire."
"Tu es vraiment chiante. Tu es vraiment belle." dit-il plus doucement, se penchant pour déposer un baiser sur mes lèvres.
"Je sais." Je lui rendis son baiser, plus passionnément, et il répondit en me serrant dans ses bras, tandis que nous nous embrassions ardemment.


"Tout va bien ?"

Ikki arriva derrière moi. Je sortais à peine de la douche et n'étais vêtue que de mon peignoir de bain. Ikki se tint derrière moi, face à la glace, et passa ses bras autour de moi, tandis que je me peignais.

"Oui, ça va."

Mon japonais s’améliorait. Ikki est un bon professeur, quoiqu’un peu impatient.

Je reposais la brosse et me retournais, toujours dans le cercle protecteur de ses bras. Qui eut pu imaginer qu'il pouvait se montrer si possessif ?

Je parcourais du doigt ses cicatrices, sur son torse nu et il resserra ses bras, me plaquant contre lui. Je levais les yeux pour me plonger dans son regard.

"Ludmila, tu crois qu'on pourra être bien comme ça, longtemps ?"

Il avait toujours peur. L'avenir n'existait toujours pas pour lui. Seuls le passé et le présent comptaient, comme s'il pouvait cesser de vivre à tout moment. C'était un peu vrai, à cause de son destin.

"Oui, si tu veux bien de moi, je serais toujours là."

Moi aussi j'avais peur. Qu'un jour il ne me préfère une autre.

Ikki ne répondit pas. Il enfouit son visage dans mes cheveux.

Je m’écartais, brisant le cercle de ses bras, et ouvris mon peignoir, l'invitant à me rejoindre. Puis je le refermais derrière lui, sentant que déjà l'excitation le gagnait.

"Tu veux encore ? On vient juste de le faire pourtant ?"
"Et j'ai pris une douche, mais elle n'a pas éteint l'incendie que tu as su allumer..." Mon oiseau de feu...

Ikki m'embrassa, tandis que, sous le peignoir, je le guidais à nouveau en moi.
 
 

Non, impossible de se tromper. Cela faisait exactement huit semaines que j'avais eu mes règles. J'avais trop de retard, et cela ne m'était jamais arrivé. Je devais voir un gynéco.

Ikki et moi vivions ensemble depuis plus de trois mois. En fait depuis exactement cent trois jours. J'avais si peur de le perdre que je comptais le temps que nous passions ensemble.

Nous étions allés voir Alexandja ensemble, et lui avions expliqué ensemble la situation. Elle l'accepta plutôt joyeusement cette fois-ci, et je la revis quelques jours plus tard, enfin remise, au bras d'un nouveau garçon. J'en fus heureuse pour elle.

Aujourd'hui, qu'est-elle devenue ? Je ne le sais pas. La vie est parfois étrange. On croit deux êtres inséparables, et pourtant la vie, doucement, rompt ces liens qui nous attachent les uns aux autres, et en crée d'autres, qui paraissent plus forts. Mais tous peuvent être détruits. A cette époque, ma relation avec Ikki me semblait encore si fragile...

Le diagnostic du docteur fut sans appel : j'étais enceinte. Je ne savais quoi faire. Si j'en parlais à Ikki, serait-il capable de m'abandonner pour cela ?

J'étais parfois incapable de deviner ses actes. Et j'avais si peur...

Le soir venu, après avoir mangé, nous passâmes un moment au salon, à discuter de sa journée, et de la mienne, mais j’évitais de mentionner ma grossesse. Je ne pouvais amener aucun indice pendant la conversation pour deviner ses sentiments à cet égard, car il aurait immédiatement compris. Ikki était tout sauf bête. Encore que... A faire l'amour sans préservatif pratiquement tous les jours, nous aurions dû nous y attendre.

Toute la soirée je fus torturée par cette pensée, mais essayais de ne rien en faire paraître. Nous finîmes la soirée au lit, et après avoir fait l'amour, je me décidais à aborder le sujet.

"Ikki, tu sais, il faudrait qu'on prenne plus de précautions"
"Pourquoi ?"
"Je peux tomber enceinte. Si cela arrive..."
"Mais ce n'est pas le cas, non ?"

Sa voix trahissait une certaine tension. Son regard aussi, quand il me fixa. Il tentait de deviner si je dissimulais. Son regard... Je ne pouvais rien lui cacher. Il semblait directement lire mon esprit.

"Si... J'ai vu un docteur. C'est confirmé."

Il se tourna vers moi, s'appuyant sur un bras, toujours étendu sur le lit.

"Que... que comptes-tu faire ?"
"Non. Que comptons-nous faire ? Tu as aussi ton mot à dire. C'est toi le père."

A ce mot, il réagit. J'ai l'impression que jusqu'à ce que je le prononce, il ne s'était pas vraiment senti concerné, comme s'il s'agissait d'un accident étranger à son existence. Mais soudain, il prit conscience des responsabilités que cela impliquait.

"C'est vrai..." il se parlait à lui-même "je vais être papa..."
"Si on le garde..."

Il sembla inquiet.

"Tu veux avorter ?"
"Non, sauf si tu ne veux pas d'enfant. Si tu crois que c'est trop tôt. Mais j'aimerais le garder."

Son regard s'illumina.

"Oui ! Oui bien sûr ! Je vais être papa ! Je VEUX être papa !"

Soudain, il s’arrêta dans son élan de joie, et prit un air sérieux.

"Mais un enfant doit avoir deux parents unis. Ludmila... veux-tu m’épouser ?"

Je n'en croyais pas mes oreilles. Ainsi cet enfant, loin de nous séparer, nous liait à jamais, et Ikki en était aussi heureux que moi. J'étais sure qu'il venait enfin d'apercevoir l'avenir, ce futur qu’il ne parvenait jamais à cerner, et qu'il venait de s'imaginer déjà avec un fils.

Je me jetais à son cou, m'empressant de répondre "oui" à sa proposition. Non par peur, car je ne pouvais plus le perdre, mais pour ne pas le faire attendre.


Je suis terrifiée. Mes deux fils se battent dans un combat titanesque, et je crains que l'un des deux ne meure, voire les deux. Je n'y peux rien, c'est mon instinct maternel. Je serre mon petit dernier contre moi. Il semble fasciné par le combat.

Soudain Leo tombe au sol, frappé au visage par son frère jumeau. Roman se jette sur lui, prêt à terminer le duel, mais Leo se relève in extremis et évite son frère.

Seigneur, pourquoi ne doit-il y avoir qu'un seul vainqueur ?

Leo réussit enfin à passer derrière son frère, et à le saisir. Non ! Il va utiliser une technique trop dangereuse !

"Ikki !" Je ne peux m’empêcher d'appeler mon époux, pour qu'il cesse ce combat stupide.

Mais Ikki ne dit rien, concentré sur le combat.

Leo décolle, emportant son frère dans les airs. Il va l’écraser au sol, c'est une technique qu'il a empruntée à Pégase. Ils vont tomber tous les deux, je vais perdre un de mes fils !

Au dernier instant, Roman déclenche son cosmos, et crée un tourbillon qui freine sa chute puis le repousse dans les airs. Je m'assoie, essoufflée, car j'avais retenu ma respiration. Miho pose sa main sur mon épaule pour me rassurer mais rien n'y fait.

Roman a retourné la situation à son avantage, et il envoie maintenant des coups, dont je ne vois qu'une trace lumineuse dans l'air. Leo s'effondre, et Roman atterrit à coté de lui.

"Stop !" crie Ikki d'une voix de stentor. Enfin, c'est terminé. Roman se fige, puis aide son frère à se relever. Celui-ci fait la moue, puis sourit à son jumeau.

"Roman, tu viens de prouver à tous les chevaliers présents ici que tu es digne de les rejoindre dans l'Ordre." Athéna se tient devant la boite. Roman s'approche d'elle, s'agenouille, et prête serment.

Il vient de devenir le Chevalier d'Argent du Corbeau.

Ses amis se pressent autour de lui pour le féliciter. Leo vient me rejoindre, il a l'air déçu. Ikki nous rejoint aussi.

"Bien joué, Leo. Tu y étais presque."
"Mais j'ai perdu."
"Tu étais trop sûr de ta victoire avec le Feather Clash. Tu as manqué d'attention et Roman en a profité. La prochaine fois, tu feras plus attention."
"Ne t'en fais pas" ajoute-je "il y a encore beaucoup d'armures sans chevalier. Tu réussiras un jour."

Leo relève la tête, un sourire volontaire sur le visage.

"Vous avez raison. La prochaine fois, je deviendrais chevalier !"

Je suis fière de lui, et Ikki l'est également. Leo court vers ses amis qui entourent toujours Roman, pour lui aussi le féliciter.

"Et voila" soupire-je "un de nos enfants vient de devenir chevalier. C'est un homme maintenant."
Ikki passe un bras autour de mes épaules, son autre main posée sur la tignasse de notre benjamin.
"Pas tout à fait. Je croyais aussi l’être, à son âge. Je ne le suis devenu qu'avec toi." Il pose un baiser sur ma joue.

Je me tourne vers mon mari. Ikki n'avait rien perdu de son charme avec les ans, de son mystère. Mais son caractère taciturne avait disparu, et il est un mari et un père exemplaire.

Makoto a terminé son livre, il ne s'est pas trop bien vendu. Sans doute les gens ne s’intéressent pas à la vie des chevaliers. C'est aussi bien. Ces guerriers vivent dans l'ombre, meurent au combat sans chercher la gloire, seulement par devoir. Ils vivent souvent une vie de souffrance, traversent des guerres, supportent des tragédies. Beaucoup sont malheureux.

Mais au moins, l'un d'eux, Ikki, mène une vie presque normale auprès de moi.


Fin de "Ikki et Ludmila"
Prochain chapitre : "Masque de Mort"